AU RECOMMENCEMENT

Les mots qui commencent me sont parfois difficile à trouver, comme s'ils devaient contenir l'essence de ce qui est à écrire.
C'est un peu comme les premiers pas du matin, à ne pas louper.
Ne pas les mettre à côté, et éviter le pied gauche qui gâcherait la journée.
Alors je les cherche, les retourne ces mots. Je les pense et puis finit par les oublier.
Et ne reste plus en moi qu'un épais brouillard d'idées impossible à franchir...
Cette fois je suis allée dans la cuisine me préparer un thé...
Comme on irait se recoucher.
Comme on remettrait les pendules à l'heure
Passer à autre chose, pour un nouvel éveil et de l'énergie.
Et de la confiance, car c'est bien de cela dont il s'agit...
J'ai pris le temps d'écouter siffler la bouilloire. De sentir la chaleur de l'eau versée dans la théière...
Et je me suis tenue là un instant.
Calme et pourtant encore inquiète au dedans.
Préoccupée de ne pas y parvenir et de rester devant la page immaculée
D'y noyer les espoirs, la confiance et les couleurs de mon cœur à force d'essayer...
De perdre le temps...
De le gagner en cheveux, ce blanc.
Alors j'ai saisi un livre sur mon étagère et je l'ai ouvert, au hasard.
J'ai lu ce petit bout de phrase de Christian Bobin :
"Entrer à chaque instant dans une vie blanche comme dent de lait"...
Et les mots ont résonné... Tout au fond, à l'intérieur. Là.
C'était saisir chaque chute de feuille dans son mouvement particulier.
Accueillir un sourire comme si c'était le premier...
Regarder le monde comme l'enfant qui naît.
Mais je continuais de me questionner...
Comment y entrer, dans l'instant?
Devions-nous nous faire tout blanc?
Comment trouver les premiers mots, faire le premier pas?
J'ai fermé le livre, mais pas tout à fait rassurée...
Avec une lueur au dedans mais savoir la situer.
Et puis, et puis...
Mes yeux se sont posés sur la couverture.
Une photographie d'Edouard Boubat, merveilleuse.
Un enfant écoutant le bruit de la mer dans un coquillage.
L'image créa un mouvement.
En moi un souvenir.
Une émotion.
Ce livre.
Un cadeau de mon frère...
Le souvenir, c'est tout un monde qui s'ouvre
En ce temps-là, mon frère habitait Toulouse, et une fois par mois, la lycéenne que j'étais prenait le train pour le rejoindre.
J'entends les sons du train encore... C'était un vieux train dont on pouvait ouvrir les fenêtres.
Je me souviens, je me souviens...
C'était pour mon frère et moi l'occasion de nous réapprendre.
Un grand écart géographique nous avait séparés pendant trois ans et j'avais construit mon adolescence sans lui.
Émotion d'une époque qui survient.
D'un manque aussi...
Le passé n'est pas rose, ça se saurait.
Mais pas sépia non plus. Pas gris, pas noir.
Il est de chaque couleur que la vie a donné.
Peut-être la couleur de l'espoir...
Alors j'ai choisi de ne pas tisser la souffrance.
Lors de ces moments toulousains, nous avons musardé ensemble sur les quais de la Garonne, nous avons mangé au restaurant, et je crois, ce serait à lui de le confirmer, qu'il prenait plaisir à m'offrir cela...
Il y avait là, pour moi, une sensation d'abondance, de liberté et de plaisir partagé.
D'amour aussi.
De fraternité.
Une autre de nos joies consistait à flâner plusieurs heures dans les librairies. Moi au rayon Art le plus souvent, lui dans les bandes dessinées.
Je réalise que ces moments l'avaient sûrement avisé de mon goût pour les livres.
Le passé donne des indices...
Aussi m'en avait-il offert deux pour mon anniversaire l'année suivante, et cela m'avait ravie.
Un épais livre sur les oeuvres de Dali
Et celui-ci...
Celui avec l'enfant qui écoute la mer dans un coquillage.
Celui avec l'enfant qui n'a pas d'âge...
Celui qui avait depuis traversé la France dans mes déménagements.
Que j'avais ouvert puis refermé.
Et qui, comme en cet instant, me rappelait mon frère, Toulouse et mes voyages en train.
Ce n'est pas de nous-mêmes dont nous pouvons faire page blanche.
J'ai trouvé ce par quoi je recommencerai...
Il en faut de la force pour poser le pied sur ce sol nouveau chaque matin.
Il en faut de la confiance pour écrire les premiers mots.
Il en faut de l'espoir pour ouvrir les yeux
Il en faut de la folie pour redécouvrir la vie.
Alors je ne veux pas oublier, ne pas effacer.
Je veux réaliser les pas que j'ai fait.
Je veux me souvenir des goûts que la vie m'a offert et puiser dans les sourires partagés.
Je veux me nourrir des soirées aux rires déployés et des instants de solitude.
Je veux résonner des mots que l'on m'a donné et vibrer des instants vécus.
Je veux ressentir tout ce que mon corps a accompli...
Et chacun de ces matins au sortir du lit.
Donner à tous ces moments foulés une forme, une consistance. Leur prêter de l'épaisseur et du sens.
Je veux saisir qu'au delà des émotions qui parfois m'ont submergée, il y a là l'ensemble de tout ce que j'ai inspiré, réalisé, nourri ou appris...
Qu'il y a là, déjà, une vie.
Et que cette vie ne soit pas qu'une accumulation d'images et l'orgueil d'avoir fait. Mais une ronde de sensations et l'honneur, déjà, de tout ce que j'ai été.
Je veux entrer dans cette page blanche en étant toute entière "moi".